Sous le doux soleil de Siberie
A sa pointe extreme, au sud-est, la Siberie cesse de jouer avec le froid. Elle change de visage, se radoucit. Dans le golfe Pierre-le-Grand, la mousson, les typhons du Pacifique aneantissent les glaces du pole. Nos reporters ont ete invites dans cette Siberie au gout de Mediterranee. Peut-etre le dernier varadis russe. Un monde inconnu parce que encore interdit.

Fameliques et omnipresents. Les moustiques qui hantent le petit matin et la douceur des collines accueillent le moindre arrivant avec un zonzon triomphal de bienvenue. J'ai deja rencontre leurs cousins dans la region de l'Oussouri, quatre-vingts kilometres plus au nord de ce Far-West russe pratiquement inconnu. Des moustiques minuscules baptises gnouss. Un vrai fleau. Un helicoptere de l'Aeroflot se pose comme une enorme libellule. Son souffle a le merite de disperser les insectes. Nous sommes sur les bords de la riviere Kedrovaja qui se jette dans le golfe Pierre-le-Grand. Tout pres de Vladivostok, litteralement la «Gardienne de l'Est », une cite strategique interdite aux visiteurs de 1958 a 1990, la capitale du Primorsky Kray ou « Territoire maritime ». Entre sept cent mille et un million d'habitants. Plus quelques tigres de l'Amour qui s'aventurent parfois dans les faubourgs ou ils installent leurs ombres inquietantes et furtives, invisibles dans leurs rayures couleur de nuit.


Nous avons ete invites par les scientifiques russes de la base du cap Gamov. Massif et couleur carotte, l'helicoptere qui vient nous chercher laisse une flaque d'huile noire sur les galets clairs du rivage. Peu rassurant, mais le pilote semble confiant. Il nous invite a monter au moment ou un violent coup de vent nous plie en deux. Andris Ozolinsch, scientifique de l'Institut de biologie marine de Vladivostok qui accompagne notre petit groupe, nous explique que cette bourrasque est une veritable aubaine : « Regardez ces nuages en spirale. Ils indiquent l'approche d'un typhon. Superbe ! Grace a lui vous allez decouvrir l'humeur versatile du golfe Pierre-le-Grand des le premier jour. »

Les derniers typhons du Pacifique meurent ici au moment ou les pluies les plus orientales de la mousson arrivent a leur rencontre. En hiver, bien que Vladivostok soit sur le 42e parallele (comme Rome ou Ajac-cio), les glaces flottantes s'installent tout le long de la cote en une enorme frange de dentelle blanche, jusqu'en mars. Un courant marin chaud essaie de baigner ces cotes, mais ce n'est qu'une petite branche du Kouro-Shivo - l'equivalent asiatique de notre Gulf Stream - et il se perd entre le continent et les iles Sakhaline ou il se heurte a des remontees d'eau froide. Le vent s'est calme. Notre apprehension aussi. Outre les Russes, notre groupe comprend des journalistes italiens, ainsi qu'une interprete. De l'interieur, l'helicoptere se montre plus fiable et plus robuste que nous ne le pensions. Il prend vite de l'altitude et se dirige vers le sud. Dans un bruit assourdissant, nous survolons la cote russe, le long de la mer du Japon, a environ deux cents metres d'altitude. Le golfe Pierre-le-Grand s'etend de l'est de Vladivostok aux frontieres de la Chine et de la Coree. Il regroupe trois golfes plus petits aux noms un peu arbitraires, ceux de l'Amerique, de l'Oussouri et de l'Amour. « Une superficie de douze mille cinq cents kilometres carres, precise Andris Ozolinsch en souriant, deux mille kilometres de cotes, soixante-cinq metres de profondeur moyenne et six cent soixante-quinze kilometres cubes d'eau ! »

Au debut, rien de bien spectaculaire. Les collines basses descendent trop doucement vers les plages trop claires et les falaises rocheuses manquent d'envolees. L'eau verdatre - foisonnant d'esturgeons et de morues, selon Andris - semble opaque. Mais plus on approche de la frontiere chinoise, plus elle bleuit et plus la cote devoile de vastes estuaires verdoyants, sables et galets blancs, plaines fleuries ou rochers erodes par le vent au-dessus desquels volent des milliers de mouettes et de goelands. Dans cette region du Pacifique, l'academie russe des Sciences, soucieuse de l'environnement et de la nature, a cree en 1978 deux reserves marines integrales surveillees par une equipe de quarante-deux chercheurs et dix-sept gardes. Soudain, la cote se transforme en falaises impressionnantes surmontees de forets denses. Des baies aux tons pastel s'ouvrent au milieu des promontoires. Anses et fjords sculptent le littoral. Iles et ilots parsement une mer de plus en plus transparente au fur et a mesure que nous avancons vers le sud. Le crescendo se termine au nord du cap Gamov avec l'archipel Rimski-Korsakov. C'est la premiere reserve que nous venons decouvrir : quarante-cinq mille hectares dont une bande cotiere de cinq cents metres de largeur. Interdiction absolue de chasser et de pecher, de cueillir et d'emporter tout organisme vivant, voire tout mineral. Nous nous interrogeons. Existe-t-il une relation entre le nom de ces iles et le grand musicien russe, maitre de Moussorgski et de Stravinski ? Un lien de parente, seulement, avec l'amiral Rimski-Korsakov.

D'en haut, une symphonie d'ombres et de couleurs s'impose a nous. Avec les aigus des rochers, les fioritures des falaises, le contrepoint des forets, le grave des bas-fonds et le recitatif des baies noyees dans une mer aux accords bleu-violet. Le tout ne va pas sans une certaine ressemblance avec les iles mediterraneennes. Memes falaises, memes mouettes et goelands criards, et memes petites anses desertes ou calanques. Seule difference majeure : pas de maisons, pas de pylones et pas de bateaux, tous interdits. Le golfe ne porte pas par hasard le nom de Pierre-le-Grand. Le tsar a ordonne l'exploration de l'extreme-orient russe en 1741. Avec le Danois Vitus Bering comme capitaine, le botaniste Krashenninikov et le naturaliste et medecin allemand Steller, qui donnera son nom a plusieurs mammiferes marins et oiseaux. L'helicoptere atterrit sur un arc de sable entre deux promontoires boises. Chalit, un Tartare brun, tres maigre, nous accueille. Le soir, un hors-bord nous mene au cap Sos-novij, le « cap du pin ». D'etonnants rochers surgissent au milieu des vagues. Ils forment des falaises, des arcs naturels, des remparts, des chateaux de contes de fees presque toujours couronnes de pins de Coree vert emeraude, chevelus et romantiques. Les memes Pinus ko-miensis des peintures chinoises ou des estampes japonaises. Ici, pas de destructions, la main de l'homme n'a pas encore laisse d'empreinte. Il faut dire qu'on n'y compte que douze habitants au kilometre carre, contre trois cent vingt-huit dans les iles nippones les plus proches. Les raisons de cette virginite ? Leloi-gnement de Moscou, les difficultes dues au climat, la presence du super-predateur qu'est le tigre de l'Amour et, surtout, une longue interdiction de visite pour des raisons strategico-militaires. Un etrange remue-menage attire notre regard. L'eau s'agite curieusement autour d'un donjon rocheux. Des tetes grises surgissent de l'ecume. La douceur de la temperature de la mer (de 20 a 22 °C) autorisant toutes les audaces, nous plongeons. Le fond, a une dizaine de metres, est recouvert de laminaires riches en iode : une immense prairie d'algues brun-vert en grandes lamelles ondoyantes, comme de longs doigts. Un abri sans egal pour tout ce qui nage, marche ou rampe. D'immenses rochers lisses et arrondis en emergent. En bas, les premieres etoiles de mer, violettes et orange. Dans ces eaux ou vivent deux mille especes d'invertebres, la majorite de la population des poissons (70 % sur trois cents especes presentes selon Andris) est constituee de poissons benthiques : ils dependent du fond marin pour leur nourriture. Cela explique pourquoi la plupart d'entre eux sont doues de proprietes mimetiques extraordinaires des qu'ils se trouvent sur le fond. Avec des nageoires invraisemblables, des corps cuirasses d'epines ou des yeux saillants. Comme des chevaliers bardes de heaumes, de hauberts et de gantelets et armes de hallebardes et de tridents.

Nous avancons et, juste apres un grand rocher plat, nous voyons nos trublions de tout a l'heure : une dizaine de museaux vifs et attentifs. Des phoques gris. Des veaux marins de la sous-espece du Pacifique Nord. Les femelles mettent bas en mars sur les glaces flottantes proches de Vladivostok. Nous nageons lentement au-dessus d'une sorte de puits entoure de rochers. Les phoques viennent nous voir, dodus et agiles. Le plus grand fonce sur nous. Peut-etre pour nous intimider. Il nous evite a la derniere seconde. Emotion : il y a vingt ans, ils etaient moins d'une vingtaine ; aujourd'hui, ils sont environ six cents. Sans compter les phoques barbus et les otaries a fourrure de Steller, plus agressives. Une demi-heure plus tard, a terre, nous grimpons sur les collines qui entourent le cap. De petits aulnes buissonnants en recouvrent les pentes avec quelques bosquets clairsemes de chenes dits de Mongolie. Ici vivent des centaines de sikas a demi sauvages, des petits cerfs au museau fin. Tres endurants, ils survivent sans peine aux hivers les plus rudes. Un grillage de plusieurs metres de hauteur, cense les isoler des predateurs, ne suffit pas a empecher le tigre de l'Amour d'y penetrer. Et d'en ressortir sans peine avec une proie de cent kilos dans la gueule.

Nous sommes en plein dans l'un des principaux habitats de ce felin, baptise aussi tigre de l'Oussouri ou tigre de Siberie, dont il ne reste que deux ou trois cents individus. Dans ces regions limitrophes de la Chine et de la Coree du Nord, il ne craint pas les temperatures au-dessous de - 40 °C et les hivers enneiges durant cinq longs mois. Ces conditions de vie tres dures ont un effet positif : elles limitent l'implantation de l'homme, son seul predateur. Les effets negatifs de la reouverture des frontieres se sont repercutes jusqu'a cette presqu'ile de l'extreme. Un nouveau type de criminalite a vu le jour. Des braconniers et des marchands, venus de Chine et de Coree, fournissent un marche avide de faune sauvage et de produits arraches a la nature : musc, penis de tigre et autres pseudo-aphrodisiaques ou elixirs d'eternelle jeunesse. Autant de leurres. Cette mafia sauvage se livre ici a une chasse aussi intensive que proscrite. Le soir, devant nos tentes, nous mangeons du trepang, qui est une holothurie, ou concombre de mer, sechee et cuisinee et dont le gout rappelle celui des tripes. Les moustiques assurent l'intermede musical. Le lendemain matin, dans la baie, nous attend le Vektor, le bateau de Valery Darkin, un photographe de Vladivostok, specialiste des fonds marins. Il est arrive dans la nuit. Il nous emmene aux iles Rimski-Korsakov.

Ciel sombre, mer agitee d'une inquietante couleur jade clair. L'approche du typhon fait naitre des spirales de nuages. Apres une heure de traversee, nous debarquons a l'ile Bolchoi Pelis. La plage est couverte de rochers de granit couleur saumon, plus polis par les vagues que des carapaces de crabes. De grands buissons d'aubepine sauvage aux fruits parfumes colonisent chaque recoin de terre. L'air est frais. Le vent s'est mis a souffler et la mer ne cesse de grossir. Nous plongeons quand meme. Le fond, a une dizaine de metres, est recouvert de laminaires. Quelques phoques nous regardent avec surprise puis s'en retournent vaquer a leurs occupations. Le lendemain, le Vektor nous emmene vers le sud, au-dela du cap Gamov. Apres la vaste baie deserte de Posjet s'etendent les quinze mille hectares de la deuxieme reserve marine du golfe Pierre-le-Grand. Avec l'ile Furugelm au centre. Nous sommes toujours dans la mer du Japon, une extension du Pacifique. Les vagues, amples, y atteignent dix metres de long. Sur la cote, l'habituelle symphonie d'ilots, de petites baies, de pins co reens, de buissons d'aulnes touffus et d'aubepine parfumee. Les mouettes et les goelands fleurissent les vagues de taches blanches, que le regard confond avec l'ecume des deferlantes. Quelques grands cormorans marins noirs a l'?il feroce jouent les sentinelles dans les rochers. Selon Andris Ozolinsch, mouettes, goelands, grands cormorans et autres herons cendres representent l'une des plus grandes colonies d'oiseaux marins de toute la Russie. Plus de deux cent mille individus. A quoi il faut ajouter de nombreux predateurs ailes, sur les iles et le continent. Le pygargue de Stel-ler et celui a queue blanche sont au rendez-vous. Ainsi que le milan noir, l'autour des palombes, l'eper-vier d'Europe, la buse variable, le hibou grand duc, la chouette hulotte, le coucou gris ou le corbeau, tous favorises par une nature qui ignore encore les pesticides et par la presence d'innombrables cailles, ecureuils ou becasses des bois.

Pendant la nuit, la mer est agitee. Notre sommeil aussi, dans les couchettes du Vektor ancre dans la rade. Le lendemain, une autre colonie nous appelle. Celle des biologistes russes de l'ile Furugelm qui etudient ici l'environnement et la nature de la reserve marine. Sur cette ile du bout du monde, la passion seule est de mise, pas le confort. Laboratoires et maisons se bornent a une rangee de tentes militaires aux structures rudimentaires mais efficaces. Des jeunes filles de Bie lorussie diplomees en sciences naturelles y cotoient des botanistes moscovites ou des hydrobiologistes de Vladivostok. Avec plus de conviction que de moyens. L'apres-midi, bien que le temps se gate de plus en plus, nous plongeons a nouveau. Avec une eau a 22 °C, la tenue de plongee est inutile. La pente descend avec douceur. Vers sept ou huit metres, la rarete des algues devoile des fonds vibrant de couleurs comme une prairie au printemps : des etoiles de mer. Des asteries violettes et orange surnommees ici « etoiles de l'amiral », de grandes Asterias amurensis a points violets et blancs, des plus petites a l'intense couleur rouille, et d'autres encore aux tons presque fluorescents. Juste devant moi, Valery Darkin me montre un poulpe geant. Plus loin, une grande meduse ondoyante me fait penser a une bulle de savon. Un peu plus tard, je laisse les autres se reposer et grimpe en solitaire vers le sommet de Furugelm ou trone un immense edifice gris, une ancienne fortification japonaise. J'evite de peu une vipere sur le sentier, me fais dechirer par les branches d'aubepine, mais decouvre une trentaine de pieds de spi-ranthes, des orchidees dont les minuscules fleurs fuchsia forment un ruban en helice autour d'une tige frele. Chacune de ces fleurs au labelle frange ressemble a une bouche goulue.

La nuit tombe. Les tentes des scientifiques me sont masquees par des taillis d'aubepine et des bosquets de chenes, mais du camp me parvient une rumeur sourde de pleurs d'enfants, de bruits de vaisselle, d'appels. La vraie vie. Lorsque je retrouve le groupe, Andris est furieux. Parce que le typhon annonce est passe au large. Tres haut dans le ciel, les nuages en spirale sont roses. Demain, il fera tres beau. Nous retrouverons la riviere Kedro-vaja. En attendant, les gnouss sont toujours la. J'ai meme l'impression confuse qu'ils ont grossi depuis notre arrivee. Leur zonzon monocorde est un fa diese lancinant. Rimski-Korsakov lui-meme n'en aurait rien tire.

Par Fulco Pratesti et Jeff Palmedo